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RAPPORT du

Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur l'initiative populaire contre Tabus de la puissance économique (Du 8 février 1957)

Monsieur le Président et Messieurs, Nous avons l'honneur de vous présenter notre rapport relatif à l'initiative populaire contre l'abus de la puissance économique.

Cette initiative populaire, appuyée par 60 357 signatures valables, a été déposée le 3 février 1955 auprès de la chancellerie fédérale par un comité d'initiative. Sa teneur est la suivante : Les soussignés, citoyens suisses jouissant des droits civiques, requièrent par voie d'initiative populaire l'insertion dans la constitution fédérale d'un article 33 bis, conçu comme il suit: Art.33bis C.F.

Protection du citoyen Contre les abus et les contraintes d'ordre économique Exceptions

Sanctions

1 Les citoyens sont protégés contre les atteintes portées à leurs libertés dans le domaine du commerce et de l'industrie par l'abus de la puissance économique privée.

2 Sont illicites toutes les mesures et accords d'entreprises, d'organisations ou de personnes individuelles, destinés à limiter la concurrence, à créer des monopoles ou des situations analogues, ou à obtenir des avantages excessifs au détriment du consommateur.

3 Les ententes de salariés entre eux ou avec les employeurs pour la sauvegarde du salaire et des conditions de travail ne tombent pas sous le coup de cette disposition.

4 D'autres exceptions, si elles sont justifiées par l'intérêt économique et social du pays, peuvent être statuées par la voie de la législation soumise au référendum facultatif.

5 La législation fédérale détermine les sanctions applicables en cas de contravention à la disposition de l'alinéa 2.

357 Disposition transitoire Le présent article constitutionnel entrera en vigueur deux ans après son adoption par le peuple et les cantons.

Tant qu'il n'aura pas été légiféré, en application de l'alinéa 6, les sanctions civiles et pénales prévues par la loi fédérale sur la concurrence déloyale seront applicables.

L'initiative contient une clause de retrait.

Le Conseil des Etats a pris acte le 18 mars 1955 de notre rapport constatant que l'initiative avait abouti (FF 1955, I, 373 s.) et nous a invités à présenter un rapport quant au fond et des propositions. Le Conseil national a pris la même décision le 25 mars 1955.

I. EFFORTS FAITS JUSQU'ICI POUR INSTAURER UNE LÉGISLATION SUR LES CARTELS 1. L'initiative populaire a pour but de protéger la liberté du commerce et de l'industrie contre les atteintes qui lui sont portées par des mesures privées visant à limiter la concurrence; elle est donc dirigée contre les cartels et autres puissances économiques privées. Selon l'opinion de certains, cette protection serait déjà assurée par le principe de la liberté de commerce et d'industrie fixé dans la constitution (art. 31 Cst.). Toutefois, d'après une pratique qui remonte jusqu'au siècle dernier et que le Conseil fédéral et les tribunaux ont constamment suivie, la protection de la liberté de commerce et d'industrie assurée par la constitution ne vise que les rapports entre les particuliers et l'Etat et non ceux des particuliers entre eux. Cela signifie que l'individu peut invoquer la protection garantie par le droit constitutionnel contre des atteintes portées par l'Etat, mais non contre des interventions de particuliers. On ne pourrait donc déduire de la garantie assurée par la constitution en ce qui concerne la liberté de commerce et d'industrie que cartels ou boycotts sont illicites. Historiquement, cette pratique s'explique par le fait que le régime de liberté économique est né de la lutte contre les atteintes de l'Etat et les privilèges protégés par celui-ci. Le développement des organisations privées a montré, il est vrai, que les particuliers peuvent aussi restreindre eux-mêmes la liberté de commerce et d'industrie, sans qu'il soit possible de s'y opposer en se prévalant de l'article 31 de la constitution fédérale.

En revanche, les cartels et autres limitations de la concurrence tombent sous le coup des dispositions générales du droit privé. En cas de plainte, le juge décide si un cartel ou un boycott est licite du point de vue du droit privé. Au cours des soixante dernières années, le Tribunal fédéral a dû statuer sur toute une série de litiges, notamment en ce qui concerne les boycotts. Il a reconnu en
principe la licéité des limitations de la libre concurrence, mais a fixé certaines limites aux pressions exercées sur des nonamliés, sans toutefois déclarer le boycott absolument illicite.

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2. Depuis les années 1920, on réclama à diverses reprises, sur le plan parlementaire, l'intervention des autorités contre les cartels, dans l'idée que la pratique suivie par les tribunaux ne permettait pas de lutter de manière suffisante contre les abus (motion Grimm 1924; interpellations Brugger, Grimm, Schmied-Ruedin 1926; postulat Schmidlin 1930; interpellation Schmid-Oberentfelden 1931 ; motion Feldmann 1936).

Dans notre message du 10 septembre 1937 concernant une revision partielle des dispositions constitutionnelles qui régissent l'ordre économique (FF 1937, II, 885), nous estimions qu'il serait prématuré de parler déjà du contenu d'une législation sur les cartels. Nous ajoutions toutefois «qu'il ne s'agit pas d'interdire ou de combattre les cartels, mais seulement de les contrôler, de prescrire notamment une certaine publicité et de lutter contre les abus. Comme on peut se demander si cette législation sur les cartels trouverait une base sûre dans la constitution actuelle, il nous paraît indiqué, à l'occasion de la revision partielle, de dissiper toute incertitude et de donner toute la compétence nécessaire à la Confédération. Quant à savoir si une loi spéciale sera nécessaire et quel devra être son contenu, c'est une question qui demeure ouverte.» C'est pourquoi nous proposions que la Confédération puisse édicter des prescriptions sur les «cartels et les groupements analogues». Aussi bien dans le projet adopté par les chambres en 1939 que dans le texte définitif des articles relatifs au domaine économique, tel qu'il a été introduit en 1947 dans la constitution, la disposition y relative prescrit que la Confédération peut, si les circonstances l'exigent, édicter des dispositions «pour remédier aux conséquences nuisibles, d'ordre économique ou social, des cartels ou des groupements analogues» (art. Slbis, 3e al., lettre d, Cst,). Ainsi se trouvaient jetées les bases constitutionnelles donnant la possibilité d'édicter une loi sur les cartels qui ne permettrait pas, il est évident, d'interdire ces groupements en tant que tels, mais en vertu de laquelle les abus pourraient être combattus.

3. De nouvelles interventions suivirent l'acceptation en votation populaire des dispositions constitutionnelles régissant l'ordre économique; on demandait qu'il soit passé à l'application de ces dispositions
par l'adoption d'une loi sur l'objet (motions Grimm, Sappeur et Vincent 1947 ; postulat Herzog 1949; motion A. Borei 1952; motion Spuhler 1955). Nous nous sommes chaque fois déclarés d'accord d'examiner la question de savoir s'il convenait d'édicter une loi, en devant cependant toujours insister sur le fait qu'il fallait tout d'abord déterminer de plus près le rôle des cartels dans l'économie publique. C'est pourquoi la commission fédérale d'étude des prix, qui mène déjà depuis 1936 une enquête sur les cartels, a été chargée en 1950 d'établir un rapport approfondi sur le problème des cartels vu sous l'angle de l'économie publique. Ce rapport paraîtra prochainement.

Dans ces conditions, le moment est venu d'étudier de plus près la question de la réglementation légale des cartels. Mais la présente initiative a pour

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conséquence que les autorités et le public doivent tout d'abord s'occuper à nouveau de la question du point de vue du droit constitutionnel.

II. TENEUR DE L'INITIATIVE 1. La signification de l'initiative, qui a notamment rencontré l'approbation de milieux se rattachant à r«aUiance des indépendants», ressort de la comparaison que l'on peut en faire avec la disposition constitutionnelle en vigueur. Celle-ci autorise la Confédération à édicter des prescriptions «pour remédier aux conséquences nuisibles, d'ordre économique ou social, des cartels ou groupements analogues». Tandis que la disposition en cause ne permet que de lutter contre de tela effets nuisibles, l'initiative veut statuer en principe l'interdiction des limitations de la concurrence, des exceptions à cette règle étant toutefois admissibles.

La disposition constitutionnelle en vigueur ne vise que les «cartels et groupements analogues». En revanche, l'initiative est dirigée de manière tout à fait générale contre l'«abus de la puissance économique privée».

Aux termes du 2e alinéa de l'article 33bis proposé, les détenteurs de cette puissance peuvent être aussi bien «des entreprises que des organisations ou des personnes individuelles». Une entreprise isolée, qui dispose d'une importante force économique, pourrait donc également tomber sous le coup de cette disposition. En ce qui concerne les organisations, il convient vraisemblablement de comprendre sous ce terme non seulement les associations professionnelles, mais aussi les ententes et formes de sociétés ayant pour but exclusif une limitation de la concurrence ; pour de tels accords ou ententes, le terme d'«organisations» n'est, il est vrai, pas usuel.

2. Alors que le 1er alinéa du texte de l'initiative ne contient qu'une déclaration de principe, le 2e alinéa renferme la disposition fondamentale de l'initiative. Les agissements illicites s'y trouvent énumérés, à savoir «les mesures et accords destinés à limiter la concurrence, à créer des monopoles ou des situations analogues, ou à obtenir des avantages excessifs au détriment du consommateur».

D'après cette énumération, il s'agit de trois états de fait différents.

Mais ce qui importe en l'occurrence, c'est l'interdiction de toute limitation de la concurrence, car il en découlerait, même sans qu'on le mentionne expressément,
l'interdiction de créer des monopoles.

On doit notamment entendre, par limitations de la concurrence, les accords conclus entre plusieurs entrepreneurs et les décisions prises par des groupements pour réglementer la production, l'écoulement ou les prix.

Au nombre de ces limitations figurent en particulier les tarifs d'association, ainsi que les obligations qu'ont les détaillants envers les grossistes de vendre la marchandise à un prix déterminé. D'après les termes de l'initiative, il ne serait pas exclu que même des clauses contractuelles interdisant la concurrence, telles qu'on en prévoit par exemple lors de la remise

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d'un commerce, puissent être considérées comme limitations de la libre concurrence.

Le deuxième état de fait concerne l'établissement de monopoles.

Comme le teste de l'initiative se borne à dire qu'il n'est pas permis de «créer des monopoles ou des situations analogues», on pourrait en déduire, de prime abord, que seule la création de nouveaux monopoles est illicite.

Mais l'exploitation d'une situation résultant de l'existence d'un monopole constitue également une limitation de la concurrence et serait par conséquent illicite.

Quant au troisième état de fait, l'obtention d'avantages excessifs au détriment du consommateur, sa signification juridique est peu claire. Le but poursuivi est-il de chercher à assurer, de manière générale, la protection du consommateur, peut-être par des mesures de police du commerce (but que permet au demeurant d'atteindre l'art. 310*5, 2e al., Cst.) ou par un contrôle officiel des prix ? Ou s'agit-il uniquement de relever expressément que la limitation de la concurrence peut être la source d'avantages excessifs obtenus au détriment des consommateurs? C'est probablement cette dernière supposition qui correspond aux intentions des auteurs de l'initiative, dont le texte ne donne toutefois aucune précision à ce sujet.

3. L'initiative déclare illicite les mesures ou accords «destinés» à limiter la concurrence. Cela doit sans doute signifier que, pour être considérés comme illicites, les mesures et accords doivent avoir pour but de limiter la concurrence. Un monopole de fait existant sans que les personnes qui en bénéficient aient cherché à l'obtenir (par ex. lorsqu'il n'y a qu'une seule boulangerie dans un village éloigné) ne devrait pas, vraisemblablement, tomber sous le coup de la disposition. Autrement, il aurait fallu utiliser l'expression de «propres à» au lieu de «destinés à».

La plupart des mesures qui provoquent une limitation de la concurrence sont spécialement prises à cet effet. Lorsqu'un groupement établit un tarif, cette mesure vise naturellement à une limitation de la concurrence.

En voulant imposer des prix uniformes, le groupement tend pratiquement à restreindre la concurrence, même si les organes de l'association ou les membres n'en étaient pas conscients.

En ce qui concerne les monopoles d'entreprises isolées et les situations analogues, il en peut
aller autrement. Le fait qu'une entreprise cherche à éliminer le plus possible de concurrents est une conséquence naturelle de la concurrence, qui ne prouve nullement par elle-même que cette entreprise cherche à obtenir un monopole. Du seul fait qu'il n'existe qu'un petit nombre d'entreprises dans certaines branches de l'activité, on ne saurait en outre conclure que les entreprises existantes poursuivent une activité «destinée» à leur assurer une situation analogue à un monopole. C'est pourquoi il faudrait examiner séparément chaque fois jusqu'à quel point il en va ainsi.

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4. Le 3e alinéa de l'initiative prévoit, en faveur des ententes des salariés entre eux ou avec des employeurs pour la sauvegarde des salaires et des conditions de travail, une exception à la défense de limiter la concurrence.

Il s'agit là d'une véritable exception car les ententes entre employeurs et salariés limitent également la concurrence en soustrayant le taux des salaires au libre jeu de l'offre et de la demande et en uniformisant de la sorte les conditions dans lesquelles joue la concurrence entre les entreprises en ce qui concerne un facteur important des frais d'entreprise, à savoir les salaires.

Aux termes de cette prescription, les contrats collectifs notamment, par leur nature d'ententes entre employeurs et salariés, continueraient à être licites. L'exception ne s'appliquerait toutefois qu'aux dispositions visant à sauvegarder le salaire et les conditions de travail. Quant à savoir comment il conviendrait de tracer la limite entre les dispositions contractuelles licites et les illicites, c'est là une question difficile à résoudre. Il est possible, par exemple, que des accords excluant de certaines fonctions les travailleurs non qualifiés et les femmes seraient également illicites. Par ailleurs, on peut se demander ce qu'il conviendrait de comprendre sous la désignation d'«ententes», licites également, «des salariés entre eux». En mentionnant les «ententes des salariés entre eux», l'initiative vise vraisemblablement à excepter expressément de l'interdiction le recours à la grève. Toutefois, dans la disposition fondamentale du 2e alinéa, ce sont non seulement des «accords», mais également des «mesures» que l'initiative déclare illicites.

Sans doute la grève procède-t-elle d'une entente mais, comme elle ne s'y limite pas, elle pourrait aussi être considérée comme une «mesure», selon la terminologie de l'initiative. Supposé que l'on se fonde sur cette interprétation, la grève serait interdite, le 3e alinéa ne prévoyant pas d'exceptions en faveur de «mesures». Bien que pareille interprétation ne corresponde pas aux intentions des auteurs de l'initiative, il convient d'attirer l'attention sur cette possibilité d'interprétation.

Le lock-out, qui constitue le pendant de la grève, serait illicite, car les mesures prises par des employeurs isolés ou des ententes entre plusieurs employeurs ne
constituent pas des exceptions à l'interdiction en cause.

5. Aux termes du 4e alinéa de l'initiative, d'autres exceptions, si elles sont justifiées par l'intérêt économique et social du pays, peuvent être statuées par la législation fédérale. Ces exceptions ne seraient donc pas définies dans la constitution elle-même, comme c'est le cas pour les contrats collectifs ; c'est au législateur qu'il appartiendrait de décider s'il veut faire des exceptions et lesquelles. Supposé qu'on fasse un large usage de cette possibilité de prévoir des exceptions, le résultat auquel on en arriverait serait peut-être analogue à celui qu'on obtiendrait par une loi sur les cartels édictée en vertu de la disposition que contient l'article 31 bis de la constitution.

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6. L'article de la constitution sur lequel pourrait reposer une loi sur les cartels est une disposition typiquement constitutionnelle, car elle ne fait qu'établir une compétence du législateur fédéral et ne délimite celle-ci que d'une manière générale. En ce qui concerne l'initiative, on peut pour le moins se demander s'il s'agit véritablement d'une simple norme de compétence. Dans le 2e alinéa les limitations de la concurrence sont déclarées «illicites», alors que, d'après le 5e alinéa, la législation fédérale ne doit déterminer que les «sanctions applicables en cas de contravention à la disposition de l'alinéa 2»; cela laisse présumer que, hormis les exceptions prévues au 4e alinéa, la réglementation de la matière serait déjà établie de manière limitative par la constitution. Même les suites de droit sont déjà fixées dans une large mesure; il découle du caractère illicite des limitations de la concurrence que l'action civile est ouverte. En outre, le titre marginal figurant en regard du 5e alinéa ne comprend que le mot «sanctions». Apparemment on ne veut admettre qu'une sanction pénale à côté de l'action civile, tandis que des mesures de droit administratif seraient exclues. Nous en trouvons une confirmation dans la seconde partie de la disposition transitoire où il est prévu que, tant qu'il n'aura pas été légiféré, en application du 5e alinéa, les sanctions civiles et pénales prévues par la loi fédérale sur la concurrence déloyale seront applicables.

Dans ces conditions, on est tenté d'admettre que, de par sa nature, l'initiative complète la compétence civile et pénale de la Confédération telle qu'elle est définie aux articles 64 et 646is de la constitution et qu'elle contient en outre -- du moins en ce qui concerne l'interdiction de principe des cartels -- déjà l'essentiel de la réglementation légale. La norme de compétence sur laquelle se fonderait la législation sur les cartels (art. 3lois) ne restreint pas, en revanche, la liberté du législateur en ce qui concerne le choix des moyens et admettrait aussi, contrairement à l'initiative, des mesures de droit administratif; sur ce point, elle va donc plus loin que l'initiative.

L'initiative ne prévoit pas expressément que la prescription existant déjà à l'article Slbis, 3e alinéa, lettre d, de la constitution doit être abrogée.

Si l'initiative
était acceptée, il y aurait dans la constitution deux différentes dispositions sur les cartels, dont l'une prescrirait leur interdiction, alors que l'autre ne permettrait que de prendre des mesures contre des abus.

L'initiative ne précise pas, somme toute, le rapport juridique des deux prescriptions. On ne peut tirer d'indications à cet égard de l'endroit de la constitution où doit se placer la disposition proposée, endroit qui d'ailleurs ne s'explique pas du point de vue systématique puisque la disposition doit être insérée en tant qu'article 33 &w entre la disposition sur les professions libérales et celle qui concerne la législation sur les fabriques.

7. Aux termes de la disposition transitoire du 5e alinéa, le nouvel article constitutionnel entrerait en vigueur deux ans après son adoption

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par le peuple et les cantons. Cela doit apparemment donner la possibilité aux particuliers intéressés de supprimer eux-mêmes les limitations de la concurrence qui existent. Par ailleurs, les sanctions civiles et pénales prévues par la loi fédérale du 30 septembre 1943 sur la concurrence déloyale seraient applicables tant qu'il n'aura pas été légiféré. Il serait ainsi possible, jusqu'à ce qu'une loi spéciale ait été édictée, d'intenter une action civile en constatation du caractère illicite de l'acte, en cessation de cet acte, en suppression de l'état de fait qui en résulte, ainsi qu'en réparation du dommage et du tort moral.

Les coupables ne seraient punis que sur plainte, car les contraventions à la loi fédérale sur la concurrence déloyale constituent également des délits qui ne sont punis que sur plainte ; les peines prévues sont l'emprisonnement et l'amende (loi sur la concurrence déloyale, art. 2 et 13).

III. LIMITATIONS DE LA CONCURRENCE DANS L'ÉCONOMIE SUISSE 1. Comme l'initiative vise à interdire en principe toutes les limitations de la concurrence, à l'exception de mesures en faveur des salariés, il est indiqué de préciser tout d'abord la portée de la notion de limitation de la concurrence. Cette dénomination s'applique en premier Heu à toutes les ententes d'entreprises indépendantes appartenant à la même branche économique ou à des branches similaires, conclues en vue de restreindre la concurrence, de même qu'aux décisions d'associations, dans la mesure où celles-ci visent à exercer une influence sur le marché ; elle s'étend également à de simples accords sans caractère obligatoire (gentlemen's agreement«). H n'est pas nécessaire que soient prévues des sanctions destinées à assurer l'exécution des obligations qui découlent de l'accord. Dans la terminologie scientifique, toutes ces ententes et décisions sont désignées sous le terme de cartels. Il serait erroné de ne comprendre sous ce terme que des limitations manifestes et abusives de la liberté économique. Même des ententes à liens très lâches entre des entrepreneurs sont considérées comme des cartels dès qu'elles réglementent la production, la vente ou les prix ; c'est ainsi que les tarifs établis par les associations de maîtres cordonniers ou de maîtres coiffeurs constituent également des cartels. Le terme de cartel n'implique pas
une intention de créer un monopole ou d'exploiter une situation; le cartel peut même, selon les circonstances, faciliter la rationalisation. Ce qui est déterminant en l'occurrence, c'est l'intention de viser à limiter la concurrence, qu'il en résulte ou non des abus. Sans doute le terme de cartel n'est-il pas toujours pris dans une acception aussi étendue lorsqu'il est utilisé dans la discussion publique; mais il n'y a aucune raison de ne désigner -- à l'encontre de l'usage scientifique -- sous le terme de cartels les ententes visant à limiter la concurrence que si ces ententes conduisent à un monopole et se traduisent par des conséquences défavorables. C'est

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pourquoi nous utiliserons par la suite le terme de «cartel» pour désigner toute limitation de la concurrence convenue entre entrepreneurs de la même branche économique ou de branches similaires. A cet égard, il convient encore de remarquer que de nombreux entrepreneurs continuent à partager l'opinion erronée que leurs mesures et accords visant à unifier les prix et les conditions de livraison n'auraient rien de commun avec une limitation de la concurrence. Au contraire, il est exact de considérer comme limitation de la concurrence tout accord ou toute mesuré qui tend à restreindre le libre jeu de l'offre et de la demande.

En outre, il convient de considérer comme limitations de la concurrence, qui seraient également illicites aux termes de l'initiative, les réglementations de prix en seconde main, réglementations généralement usuelles pour la vente des articles de marque, par exemple de denrées alimentaires, de produits de nettoyage, de médicaments, de montres, d'appareils de radio ou d'articles de photographie. Le fabricant ou le grossiste prescrit aux détaillants le prix de vente au détail en l'imprimant sur l'emballage; dans d'autres cas, la réglementation des prix est assurée par une clause contractuelle.

Quant à savoir jusqu'à quel point l'influence exercée par les coopératives d'achat sur les détaillants qui y sont affiliés ou par les unions de coopératives sur les coopératives de consommateurs qui en font partie constitue une limitation de la concurrence, ce serait là une chose qu'il serait nécessaire de déterminer dans chaque cas d'après les circonstances. Lors de cet examen, il s'agirait surtout d'établir si les détaillants ou les coopératives de consommateurs sont tenus de s'approvisionner en marchandises auprès de la coopérative d'achats ou de l'union.

La notion de limitation de la concurrence est à ce point étendue et extensible qu'il est impossible de délimiter d'emblée d'une manière sûre les états de fait visés par l'interdiction. Les états de fait déjà mentionnés ne constituent donc pas une énumération complète. D'après les termes de l'initiative, il serait peut-être même possible de comprendre également des clauses contractuelles touchant la concurrence, comme il est habituel d'en prévoir dans les affaires, par exemple en ce qui concerne la représentation exclusive d'une maison. Ces
cas ne portent toutefois pas atteinte au principe de la libre concurrence que l'initiative vise à assurer.

2. Pour mieux pouvoir imposer une limitation de la concurrence, on prévoit souvent des sanctions, soit sous forme de peines conventionnelles frappant les membres fautifs du cartel, soit sous forme de mesures de coercition à l'égard d'outsiders (boycott). Il est notamment possible de restreindre ou de supprimer la concurrence des non-affiliés (outsiders) en empêchant les livraisons aux outsiders en vertu d'accords entre fournisseurs et acheteurs, ou en ne faisant pas bénéficier des avantages consentis aux membres du cartel les non-affiliés. Pareilles réglementations verticales sont assez large-

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ment répandues. Lorsque tous les fournisseurs participent à l'entente et que les membres s'acquittent complètement des obligations fixées par l'accord, on en arrive, par l'élimination des outsiders, à une domination du marché, c'est-à-dire à un monopole collectif établi par les affiliés. Cela vaut également pour les accords entre associations d'employeurs et syndicats ouvriers prévoyant que seuls peuvent être occupés des ouvriers «fidèles à la convention» et qu'on ne peut travailler que chez les employeurs «fidèles à la convention». Des effets semblables peuvent également résulter de l'obligation exclusivement horizontale née d'un contrat de cartel liant les entrepreneurs de la même branche de production ou du même stade commercial, dans la mesure où toutes les entreprises intéressées participent au cartel. Cela présuppose toutefois que le nombre des entreprises entrant en considération est très restreint. Il existe enfin des cartels disposant d'une organisation très poussée qui réglementent la production et l'écoulement de celle-ci, et qui s'occupent même, selon les cas, de la vente (syndicats).

L'efficacité d'un cartel ne dépend pas uniquement de la forme extérieure de celui-ci. Particulièrement importants sont, à ce point de vue, le rapport du nombre des entreprises affiliées et de leur chiffre d'affaires à l'ensemble des entreprises de la branche et des affaires traitées dans le domaine considéré, ainsi que la manière dont les clauses de l'entente sont appliquées. En Suisse, l'organisation des groupements économiques et des cartels n'est en général pas exempte de lacunes, et il arrive fréquemment que la discipline de cartel ne soit pas très stricte.

3. Des limitations de la concurrence se rencontrent dans la plupart des domaines de l'activité économique. Cela conduirait trop loin que d'énumérer dans ce rapport tous les cas existants. L'exposé qui suit ne prétend donc nullement épuiser le sujet. Il nous paraît cependant indiqué d'illustrer l'importance du rôle que jouent les limitations de la concurrence dans l'économie suisse en donnant un aperçu de la question.

Parmi les organisations agricoles, dont le nombre est extraordinairement élevé, il s'en trouve qui ont le caractère de cartel; toutefois, dans ce domaine de l'économie, c'est la protection de l'Etat qui provoque surtout une limitation
effective de la concurrence. Ainsi l'influence qu'exercé sur le marché l'union centrale des producteurs suisses de lait, à laquelle se rattachent la plupart des producteurs de lait du pays et qui est, avec environ 134 000 membres, le plus grand de tous les cartels suisses, est principalement due au fait que cette organisation doit assumer d'importantes tâches de droit public dans les limites fixées par la loi sur l'agriculture et l'arrêté sur le statut du lait, et que certains pouvoirs lui sont conférés à cet effet par lesdites prescriptions.

Dans l'industrie, les cartels sont extrêmement répandus. Ce sont en partie des cartels disposant d'une organisation perfectionnée, qui contingentent la production pour soutenir les accords sur les prix, qui réparFeuille fédérale. 109e année. Vol. I.

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tissent les commandes entre les entreprises affiliées ou délimitent les zones de débouchés (par ex. le cartel du ciment). En revanche, il arrive aussi, dans certains cas, que seuls les prix et les conditions de vente soient réglés.

Les ententes y relatives ne sont parfois pas connues des non-membres ou n'apparaissent pas comme des cartels. Dana des branches qui ne comptent que peu d'entreprises intéressées, des accords peuvent être conclus sans forme déterminée, par exemple à l'occasion d'une réunion amicale, d'un dîner d'affaires. Un accord conclu entre un nombre restreint d'entreprises peut du reste s'appliquer avec plus de facilité.

Comme exemples, nous citerons pour l'industrie des produits alimentaires les ententes existant dans les domaines de la fabrication du fromage, de l'industrie des graisses, de la meunerie, de l'industrie des pâtes alimentaires et de la fabrication des chocolats. Dans l'industrie des boissons, nous mentionnerons le cartel des brasseries. Signalons aussi que l'industrie des tabacs et le commerce des tabacs sont, dans leur ensemble, organisés de façon stricte. De nombreuses ententes visant à limiter la concurrence se rencontrent également dans l'industrie textile, par exemple dans la broderie, les entreprises de retordage et le perfectionnement des textiles, ainsi que dans le commerce d'exportation des textiles. Dans l'industrie de la terre et de la pierre, il existe outre le cartel du ciment divers cartels, notamment dans l'industrie des tuyaux en cimentj et dans celle de la tuilerie et briqueterie. Des limitations de la concurrence ont aussi été établies dans l'industrie métallurgique, qu'il s'agisse des fonderies, des lamineries, de la fabrication de l'aluminium ou d'autres branches de fabrication. Si l'on ne rencontre guère de cartels proprement dits dans les grandes entreprises de l'industrie des machines qui s'occupent de mécanique générale, cela doit sans doute être attribué, indépendamment de la vive concurrence qui se manifeste dans le commerce d'exportation, au fait qu'une certaine répartition du travail et des marchés s'est faite d'elle-même entre les entreprises intéressées; des conditions semblables se trouvent dans l'industrie chimique.

En revanche, de véritables cartels se constatent dans d'autres branches de l'industrie des machines. La limitation de
la concurrence est particulièrement poussée dans l'industrie horlogère, surtout en raison de la protection accordée par les pouvoirs publics.

Dans l'artisanat également, l'importance prise par les cartels est très grande. Parmi de nombreux exemples, nous nous bornons à mentionner le bâtiment et le génie civil, les entreprises connexes du bâtiment, les arts graphiques, la boucherie, la boulangerie, l'exploitation de cafés et restaurants, et le métier de coiffeur. Il s'agit soit d'accords conclus uniquement entre les artisans d'une localité ou d'une région, soit de réglementations s'étendant à toute une partie du pays, voire à la Suisse entière. Dès qu'un nombre élevé d'artisans participent à l'entente, il devient difficile d'assurer l'application de ses clauses sans prendre des mesures spéciales. Dans divers domaines de l'artisanat existent cependant des réglementations verticales

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efficaces, fondées sur des accords avec les fournisseurs, qui permettent d'exercer un contrôle sur l'accès au métier et de limiter le nombre des admissions (surtout chez les installateurs). En outre la collaboration des syndicats ouvriers contribue, dans divers métiers, à accroître l'efficacité des ententes, ces syndicats s'engageant dans les contrats collectifs à soutenir les efforts des employeurs en vue d'atteindre certains buts économiques. Nous rappelons par ailleurs les clauses obligeant les artisans à faire, lors de la mise au concours de travaux publics, leurs soumissions sur la base de prix ou de tarifs établis en commun.

Dans les autres domaines de l'économie, on rencontre également un grand nombre de cartels, qu'il s'agisse de l'hôtellerie, des transports, du commerce, de l'édition de livres et de journaux, de la banque ou de la branche des assurances. Dans le commerce de gros, il existe en partie des réglementations «verticales» très strictes liant les grossistes et leurs fournisseurs ou acheteurs (par ex. dans le commerce en gros des articles d'installations sanitaires, dans le commerce des matériaux de construction, des charbons, des articles en fer, des cuirs, de papier, de fils et d'étoffes). Par ailleurs, des accords ont également été conclus, selon les cas, avec des fournisseurs étrangers; il convient, à cet égard, de rappeler que diverses limitations de la concurrence sont provoquées, tant dans l'industrie que dans le commerce, par les organisations du marché ayant un caractère international.

Si le système des cartels est en général moins développé dans le commerce de détail que dans d'autres domaines économiques, les prix y sont souvent fixés par des réglementations en seconde main, ce qui produit les mêmes effets. Les banques ont conclu toute une série d'accords sur les conditions de crédit et les intérêts ; on relèvera tout spécialement à ce sujet les ententes visant à empêcher une baisse de l'intérêt préjudiciable à l'économie et le gentlemeris agreement relatif aux crédits de construction.

Même dans les professions libérales, les limitations de la concurrence ne sont pas inconnues. C'est ainsi que les barèmes d'honoraires établis par la société suisse des ingénieurs et architectes constituent des limitations de la concurrence au sens de l'initiative.

Toutes ces ententes
et tous ces accords seraient en principe interdits par l'initiative dans la mesure où une exception ne serait pas statuée par la loi. Chaque entente conclue entre plusieurs entreprises en vue d'imposer des prix ou des conditions de livraison serait illicite. Les conséquences radicales qu'auraient les dispositions proposées ne ressortent pas clairement, pour chacun, du texte nécessairement abstrait de l'initiative; c'est pourquoi nous avons tenu à les souligner ici avec toute la netteté voulue.

L'initiative interdit en outre aux personnes privées de créer des monopoles ou des situations analogues, termes sous lesquels on veut, semble-t-il, désigner en premier lieu la puissance économique d'entreprises qui ne repose pas sur une entente. Des monopoles proprement dits d'entreprises isolées ne se rencontrent guère en Suisse. L'importation de produits de la concur-

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rence étrangère s'y oppose tout particulièrement. En revanche, il existe ce qu'on appelle des oligopoles, caractérisés par le fait que plusieurs entreprises influentes ont, en raison de la puissance qu'elles exercent effectivement sur le marché, la possibilité de fixer, même sans entente, des prix à peu près unifiés; on ne mentionnera ici que les importateurs de benzine.

Selon les circonstances, des liens d'ordre financier (trusts, konzerns) peuvent être également considérés comme situations analogues à un monopole. Les définitions données des termes «trust» et «konzern» manquent encore par trop d'unité. La communauté d'intérêts sera considérée comme trust lorsqu'il s'agit du groupement de plusieurs entreprises sous une direction unique, pouvant avoir une situation dominante sur le marché ; le konzern, au contraire, tout en créant une communauté d'intérêts plus ou moins étroite, respecte l'indépendance et l'autonomie des entreprises qu'il groupe. La formation de groupements reposant sur des liens d'ordre financier est la plus fréquente dans l'industrie chimique, la métallurgie et l'industrie des machines, .l'économie électrique et l'industrie textile.

4. L'initiative n'apporterait aucun changement aux monopoles d'Etat ou aux monopoles instaurés avec l'appui de l'Etat, car ses dispositions ne visent que la puissance économique privée. De manière tout à fait générale, il convient de retenir que, même en cas d'acceptation de l'initiative, la libre concurrence ne serait pas complètement assurée. De très puissantes influences continueraient à s'exercer. Le simple fait qu'une grande entreprise se trouve avantagée par rapport à de plus petites entreprises par sa puissance financière crée déjà une inégalité sur le plan de la concurrence.

Or il ne viendra à l'idée de personne de supprimer les grandes entreprises pour remédier à cette situation. Par ailleurs, cet exemple montre que l'initiative atteindrait notamment les entreprises d'importance restreinte qui, si elles veulent exercer une influence sur le marché, ne peuvent le faire qu'en constituant des cartels, alors que les grandes exploitations auraient beaucoup moins à redouter l'interdiction des limitations de la concurrence et des monopoles, telle que la propose le texte de l'initiative. Enfin, les entreprises d'Etat ou les entreprises sur lesquelles
s'exercerait de quelque façon que ce soit l'influence des pouvoirs publics occuperaient alors une situation particulière, indépendamment de leur importance.

IV. PORTÉE ÉCONOMIQUE DES LIMITATIONS DE LA CONCURRENCE 1. En cherchant à libérer le marché de toute influence de puissances économiques visant à restreindre la concurrence, l'initiative s'inspire des conceptions dites néo-libérales. Le processus économique ne doit plus être déterminé par des organismes collectifs ou des entreprises toutes puissantes, mais exclusivement par le libre jeu de l'offre et de la demande. C'est sans doute là l'image idéale d'un régime de libre concurrence et, force est de le

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reconnaître, l'essor économique dont ont bénéficié les Etats industriels de l'Occident n'a été possible que grâce au principe de la libre concurrence, toujours efficace en dépit de tous les affaiblissements qu'il a subis. Cependant, les limitations de la concurrence ne constituent pas, de leur côté, une atteinte portée arbitrairement à la libre concurrence, mais se sont développées progressivement, de manière organique en fonction de l'état de fait existant.

Avant la construction d'un réseau ferroviaire serré et la motorisation du trafic routier, nombre d'entrepreneurs disposaient de monopoles naturels que leur assurait l'isolement économique. Depuis lors, non seulement ces monopoles ont disparu, mais la concurrence s'est en outre généralement accrue de manière très sensible. A cet égard, il convient de mentionner en particulier le rôle joué par l'évolution technique, qui contraint les entreprises à modifier sans cesse leur production pour l'adapter aux exigences du marché. L'augmentation sensible du volume des capitaux immobilisés dans l'entreprise a tout particulièrement obligé les exploitants à utiliser au maximum leurs installations, même lorsque les prix sont défavorables, pour éviter des pertes de capitaux. Or cela a fortement contribué à accroître la concurrence. On remarquera à ce sujet que, même dans les moyennes et petites entreprises, les besoins de capitaux fixes sont aujourd'hui souvent relativement importants.

A l'influence des facteurs qui stimulent la concurrence s'opposent les forces économiques agissant sous forme de limitations de la concurrence.

Considérée sous cet aspect, la formation de cartels n'est, à tous égards, qu'une réaction s'exerçant contre un renforcement de la concurrence; en d'autres termes, elle est une conséquence du développement économique.

Il est également significatif que les cartels ont commencé à se former à l'époque de transition se situant entre les débuts mouvementés de l'industrialisation et la période de consolidation et de développement organique de l'économie moderne. Il n'existe aucun doute que la crise du dernier quart du XIXe siècle a donné une forte impulsion au développement des cartels. Nombre de limitations de la concurrence semblent en fait devoir leur existence à des circonstances graves, raison pour laquelle les cartels sont appelés de
temps à autre «enfants de la détresse». Même si cette assertion n'a nullement une valeur absolue, elle n'en comporte pas moins une bonne part de vérité.

Par ailleurs, c'est un besoin général, dans l'économie moderne, que de renforcer l'organisation du marché; les limitations de la concurrence doivent également être jugées sous cet angle élargi. Ce n'est pas un effet du hasard que, d'une part, l'organisation de l'entreprise et, de l'autre, le système des associations économiques aient marqué de grands progrès depuis le début du siècle. Cela découle des exigences élevées que posent aujourd'hui la production et la répartition des biens.

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Le salarié recherche la sécurité de l'emploi et dea conditions de rétribution assurées. Son désir bien compréhensible de sécurité engage l'employeur à prendre, en matière d'organisation de l'entreprise, des mesures à longue échéance et à rechercher une continuité aussi grande que possible dans le domaine de la production et des prix. C'est pourquoi le salarié peut, de manière générale, être intéressé à une limitation de la concurrence visant à stabiliser les prix.

De son côté, l'entrepreneur s'efforce d'abaisser ses prix de revient en rationalisant son exploitation et d'utiliser le mieux possible de coûteuses installations. Il convient de remarquer à ce sujet que nombre de cartels poursuivent également de tels buts, à côté de la stabilisation des prix, en cherchant par exemple à normaliser et à standardiser leur production, ou en procédant à des échanges d'expériences. Mais, du point de vue de l'entrepreneur, l'importance considérable prise par le capital fixe et l'accroissement de la concurrence qui en résulte constituent notamment un motif déterminant de limiter la concurrence.

2. Pour le petit entrepreneur -- l'artisan ou le petit industriel --, l'affiliation à un cartel revêt peut-être plus d'importance que pour les entreprises plus grandes. Dans l'artisanat, les cartels se sont encore plus développés que dans l'industrie au sein des organismes professionnels. Ces groupements s'occupent de la formation professionnelle, visent à développer là comptabilité et le calcul des prix et traitent de nombreuses autres questions intéressant le métier. Or il n'y a qu'un petit pas à franchir du développement d'un système de calcul des prix au cartel. Comme de simples recommandations relatives à l'adoption d'un mode approprié de calcul des prix n'ont guère de succès auprès d'un grand nombre d'artisans, on en vient à fixer des tarifs. C'est un fait avéré que, précisément dans l'artisanat, une forte concurrence se fait sentir en matière de prix lorsqu'il n'existe pas d'ententes efficaces, concurrence sans doute peu marquée en période d'expansion économique, mais qui n'en est pas moins latente. Comme l'artisan est en général moins versé que l'industriel dans les questions touchant le calcul des prix et, en général, la direction commerciale de l'entreprise, il en arrive fréquemment à faire de la sous-enchère
de manière irréfléchie; là où de nombreux artisans se font concurrence, ils ont souvent tendance à faire de fortes concessions en matière de prix afin de se procurer des commandes.

Nous renvoyons aux rapports de la commission d'étude des prix sur la situation du métier de coiffeur, rapports qui conservent encore aujourd'hui toute leur valeur à cet égard ( l ). Le rapport de cette commission sur la concurrence dans le secteur de la construction renseigne par ailleurs sur les conl1) Sur la situation du métier de coiffeur (20e publication de la commission d'étude des prix, 193S, p. 57).

«La concurrence actuelle dans le métier de coiffeur» (La Vie économique 1945, p. 70s.).

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ditiona particulières existant dans les métiers du bâtiment et du génie civil C1).

3. On ne tiendrait nullement compte de la vérité historique en voulant prétendre qu'un régime de libre concurrence ait jamais été réalisé sous sa forme pure. Selon le modèle idéal de régime de libre concurrence, la lutte ne se déroulerait qu'entre des concurrents de force approximativement égale sans que la prédominance d'une entreprise isolée ou d'une coalition économique en subisse de préjudice. En fait, les promoteurs de la liberté du commerce et de l'industrie se sont représenté la libre concurrence comme une lutte sans merci, opposant non seulement des entreprises de puissance économique équivalente, mais aussi petits et grands, faibles et puissants. En outre des arrangements ont été pris de tout temps entre fabricants ou commerçants en vue d'influencer le marché. Ces accords étaient, autant qu'on peut le savoir, moins nombreux qu'aujourd'hui mais non moins opérants.

Il ressort de ce qui précède qu'une économie ne subissant aucune influence étrangère à la libre concurrence constitue un système idéal qui n'a jamais encore été réalisé.

4. Déjà pour les raisons mentionnées ci-dessus, une interdiction des cartels apparaît problématique. Mais il reste à examiner si les désavantages résultant des limitations de la concurrence ne surpassent pas nettement les avantages de telles limitations, ce qui pourrait cependant justifier une interdiction de principe. On reproche, pour l'essentiel, aux limitations de la concurrence de réduire la liberté des entrepreneurs, de provoquer une hausse exagérée des prix, mais surtout d'établir les prix en fonction des membres les plus faibles du cartel et de retarder l'adaptation des entreprises aux changements subis par la situation économique.

Certes, l'existence de pareils dangers ne saurait être niée. Mais il s'agit davantage, en tout cas pour ce qui est des prix et de l'adaptation à de nouvelles conditions, de possibilités dont la réalisation dépend de diverses circonstances qui n'ont pas du tout un caractère général. Selon la situation d'une branche de l'activité et selon le nombre des outsiders, les effets qu'ont les cartels sont extrêmement différents. En outre, le fait que l'Etat favorise ou non, directement ou indirectement, la formation de cartels est d'une grande importance.
Il va de soi qu'en limitant la concurrence on restreint plus ou moins la liberté économique. Mais dans la mesure où la limitation est librement consentie par les entrepreneurs, il n'y a guère d'objections à faire là contre.

Le Tribunal fédéral s'exprimait déjà comme il suit à ce sujet il y a plus de 50 ans : «Dans de tels accords, le citoyen abandonne une partie de sa liberté f 1 ) La concurrence dans le secteur de la construction et plus spécialement en matière d'adjudication des travaux publics (30e publication, de la commission d'étude dee prix, 1953, p. 9 a.).

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et de son indépendance, mais seulement en vue de consolider sa propre position par un renforcement général de la profession» (ATF 33, II, 116).

Toutefois, le but de la limitation peut devenir problématique lorsque celle-ci est imposée par la force collective (boycott par ex.). De telles mesures de caractère purement privé finissent par mettre en discussion la répartition des attributions établies par l'Etat, qui seule devrait décider de l'emploi de la force collective et ne peut laisser des privés utiliser comme bon leur semble ces moyens. Même si l'on doit, en suivant l'opinion qui prévaut, partir du principe que la garantie de la liberté du commerce et de l'industrie accordée à l'individu par la constitution ne s'applique pas aux rapports des citoyens entre eux, l'emploi de la puissance économique privée ne devient pas pour autant licite en soi. Bien plus, la licéité de cet emploi est également, selon le droit suisse en vigueur, délimitée par les dispositions du droit civil.

C'est pourquoi la pratique suivie par les tribunaux a fixé des limites au boycott, sans toutefois l'interdire en principe. Mais de quelque façon qu'on apprécie le boycott, il n'est en tout cas pas nécessaire d'interdire les cartels pour l'exclure ou le limiter davantage.

5. Le reproche fait aux cartels d'entraîner une hausse exagérée des prix est certainement l'argument le plus massif qu'on puisse apporter en faveur d'une interdiction des cartels. Cependant, on ne doit pas se représenter que les cartels sont en mesure de fixer les prix selon leur bon plaisir.

Le danger d'une hausse exagérée des prix est le plus grand lorsque le cartel arrive à dominer complètement le marché en excluant tous les outsiders.

Mais même dans ce cas interviennent des facteurs qui s'opposent à une augmentation illimitée des prix. L'économie libre donne elle-même naissance à des forces extrêmement efficaces qui apportent automatiquement le correctif voulu. C'est ainsi qu'il est fort rare qu'une entente sur les prix arrive à s'imposer de manière absolue. En effet, quand des outsiders pratiquent des prix inférieurs, la tentation est grande pour les membres du cartel de ne pas observer la réglementation des prix. Lorsque les prix sont vraiment excessifs, un entrepreneur ayant de grands moyens d'action pourrait, selon les circonstances, avoir intérêt
à augmenter son chiffre d'affaires en faisant de la sous-enchère. En outre, il faut tenir compte de la concurrence faite par les marchandises dites de substitution, c'est-à-dire les biens pouvant être utilisés en lieu et place de ceux qui tombent sous le coup de la réglementation du cartel. Comme exemples de biens pouvant se substituer les uns aux autres, nous citerons le charbon et l'huile de chauffage. Dans la mesure où il ne s'agit pas de marchandises dont l'emploi est obligatoire, le consommateur peut également échapper à une hausse des prix eu faisant porter sa consommation sur des marchandises d'autre nature.

Le prix de cartel n'est pas toujours une norme stricte et immuable ; il ne constitue souvent qu'une directive, destinée en quelque sorte à indiquer

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que c'est là le prix qu'on devrait pratiquer. En outre, lorsque le prix n'est pas fixé d'emblée en francs et centimes pour un produit prêt à, la consommation, mais qu'il doit être calculé par l'entrepreneur dans chaque cas d'après des taux prévus, l'expérience prouve que des différences sensibles ne manquent de se produire d'une entreprise à l'autre, notamment parce que chaque entrepreneur applique le tarif compte tenu des particularités de son exploitation et de l'appréciation qu'il se fait de la situation du marché. Il faut des cartels organisés de façon stricte et disposant d'un appareil de contrôle très développé -- comme c'est par exemple le cas dans les arts graphiques ---, pour que les clauses établies par le cartel ne puissent pas être éludées de la sorte.

Si chaque entrepreneur calculait ses prix de revient individuellement en tenant compte des conditions du marché, on ne pourrait guère obtenir un prix absolument uniforme. L'entreprise ayant la meilleure capacité de rendement serait en mesure d'offrir sa production à meilleur marché que l'entrepreneur dont l'exploitation a une plus faible capacité. Le système du cartel comporte la tendance de tenir également compte de la situation des entreprises à plus faible capacité de rendement, ce qui peut provoquer une hausse exagérée des prix dont profitent les entreprises ayant une plus forte capacité. Mais on ne saurait absolument conclure de l'existence d'un prix uniforme que celui-ci est destiné à favoriser les entreprises à faible capacité de rendement. Cela ressort de l'exemple fourni par les branches de l'artisanat, où de petites et de grandes entreprises se font concurrence; la capacité de rendement ne s'accroît pas toujours avec l'importance de l'entreprise. Les avantages dont jouissent les grandes entreprises du point de vue des prix de revient, avantages qui proviennent surtout des achats en grandes quantités, ainsi que de la répartition du travail et de la mécanisation très poussées, peuvent en particulier être contrebalancés par de plus grands frais d'organisation et de plus grands risques de pertes de capitaux.

En ce qui concerne l'industrie, la constitution de cartels y a même amélioré, en divers cas, la capacité de rendement d'entreprises à faibles moyens d'action.

La limitation de la concurrence peut ralentir l'adaptation des
entreprises à de nouvelles circonstances, notamment en ce qui concerne les prix.

Quant à savoir si cette influence retardatrice se manifeste réellement et dans quelle mesure, cela dépend dans chaque cas de l'intensité avec laquelle les forces entrant en concurrence avec le cartel peuvent agir au sein ou en dehors de celui-ci. La formation des prix se trouve aussi influencée, même dans les domaines de l'activité où des ententes sur les prix ont été conclues, par des facteurs étrangers à la constitution de cartels. C'est ainsi que les entrepreneurs suisses n'exercent aucune influence sur les prix des matières premières et des produits provenant de l'étranger. Par ailleurs, les prix si discutés des produits agricoles, qui ont incontestablement une

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grande influence sur le niveau du coût de la vie, sont principalement le résultat de la protection accordée par l'Etat.

A côté de la concurrence se manifestant quant aux prix, celle qui se fait sentir dans le domaine de la qualité mérite de retenir l'attention. S'il est vrai que diverses ententes fixent plus ou moins la qualité de la production, une vive concurrence s'exerce même, de manière générale, dans une économie soumise à l'influence des cartels sous forme d'une amélioration de la qualité des produits et des services. Malgré d'existence des cartels, l'influence du marché se fait donc sentir de la sorte.

Avec des arguments de caractère général portant sur les avantages et les désavantages des limitations de la concurrence, rien n'a encore été dit de définitif sur les effets concrets de ces limitations sur l'économie suisse. Il n'est guère possible de donner à ce sujet des indications précises, car on ne peut savoir quelle évolution l'économie aurait subie sans de telles limitations. Il est tout à fait possible que des entreprises appartenant à une branche de l'économie où existent des ententes privées n'aient, selon les circonstances, qu'un rendement limité; cela ne permet pas, toutefois, d'en conclure sans autre examen que les ententes privées ne comportent pas de désavantages. H est possible que, sans limitation de la concurrence, la productivité serait plus grande et les prix d'autant plus bas grâce à une concurrence plus vive. On ne peut toutefois, en l'occurrence, aller au-delà de simples suppositions, car les effets produits par des modifications de la structure économique sont très difficiles à prévoir.

6. Comme on l'a déjà mentionné, ce ne sont pas uniquement les mesures de caractère privé visées par l'initiative qui ont pour conséquence de limiter la concurrence.

Ainsi il n'existe pas, somme toute, de libre concurrence dès qu'il s'agit de services constituant un monopole d'Etat ou d'institutions publiques (par ex. communications postales, téléphoniques et télégraphiques, services de l'électricité, du gaz et des eaux) ; cela ressort de la nature même de ces services. En outre certains tarifs officiels ont pour conséquence d'uniformiser les prix, tels les tarifs prévus pour les entreprises publiques de transport, les bureaux de placement à fin lucrative, les honoraires d'avocats
et d'autres professions. Il convient encore de mentionner, à ce sujet, les conventions approuvées par les autorités qui sont conclues en matière de tarifs entre les caisses d'assurance-maladie, d'une part, et les médecins et pharmaciens, d'autre part, ainsi que les tarifs des établissements privés d'assurances, qui sont soumis à un contrôle officiel sévère.

En outre, les mesures protectrices prises par l'Etat ont pour effet de soxitenir les prix, comme le montre l'exemple de l'agriculture. Parfois ces mesures accroissent aussi le degré d'efficacité des cartels déjà existants, ainsi dans le domaine de la production laitière, le commerce de gros des fromages, la meunerie, l'économie des tabacs, l'industrie horlogère et le

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cinéma. L'ordonnance du 30 décembre 1947 réglant l'imposition du tabac prescrit que les emballages pour la vente au détail doivent porter le prix de détail et que le prix indiqué fait loi pour la remise au consommateur dans le commerce de détail (art. 87 et 94).

Les entraves et limitations apportées aux importations et exportations, telles que droits d'entrée élevés, interdictions d'importer ou d'exporter des marchandises et fixation de contingents favorisent également la constitution de cartels. Par ailleurs, le contrôle de l'admission de main-d'oeuvre étrangère a pour effet une limitation de la concurrence sur le marché du travail.

Si, dans nombre de cas, l'encouragement fourni par l'Etat est voulu, il peut aussi n'être que la conséquence fortuite d'une certaine réglementation. Dans la mesure où il s'agit d'une protection voulue, la question se pose de savoir quelles conclusions l'Etat devrait tirer d'une interdiction de principe des cartels. Devrait-il renforcer la protection qu'il accorde aux branches en cause, afin de compenser les désavantages résultant de la suppression des ententes privées ? Conviendrait-il plutôt de prévoir une exception à l'interdiction de principe, ce qui accroîtrait encore les différences existant par rapport aux branches non protégées, ou au contraire de se borner à maintenir la protection étatique dans ses limites actuelles, voire de la supprimer ? Quoiqu'il en soit, l'initiative aurait en tout cas, à cet égard aussi, des conséquences très lourdes du point de vue de notre législation économique, car des contradictions ne manqueraient pas de se produire d'une façon ou d'une autre entre l'interdiction des cartels et les dispositions accordant la protection de l'Etat.

V. APPRECIATION DE L'INITIATIVE 1. L'initiative se fonde sur une conception qui est en contradiction avec l'évolution des conditions du marché née précisément d'un régime de libre concurrence, ainsi qu'avec la pratique juridique suivie depuis plus d'un demi-siècle. Cela déjà doit suaire à éveiller des doutes. Un système économique qui a subi l'épreuve du temps et s'est implanté dans les moeurs ne peut être supprimé d'un simple trait de plume sans qu'il en résulte des conséquences graves pour l'ensemble de l'économie et tous les milieux de la population.

Mais, dans la mesure où il s'agit de combattre
les effets nuisibles de limitations de la concurrence, la norme de compétence que fixe l'article 31 bis de la constitution fédérale est complètement suffisante. Du moment qu'une disposition a été introduite dans la constitution en 1947, donc il y a relativement peu de temps, il y a lieu, tout d'abord, de faire usage de cette disposition. On ne devrait pas, sans raisons impérieuses, reviser déjà aujourd'hui la constitution.

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On objectera sans doute que l'initiative laisse suffisamment de champ libre à des exceptions à l'interdiction des limitations de la concurrence et qu'elle n'aurait donc pas forcément les conséquences radicales qu'on veut bien lui attribuer. Si tel était le cas, il n'y aurait vraiment aucune raison d'accepter l'initiative, car il n'existerait plus alors de différence fondamentale par rapport à l'article 3lois de la constitution fédérale et l'on pourrait tout aussi bien s'en tenir à la disposition actuellement en vigueur.

2. L'initiative doit également être rejetée pour des raisons de politique économique ; nous renvoyons aux explications données dans le chapitre IV.

Il convient notamment de relever que la formation de cartels est un élément régulateur de l'économie moderne qui, comme toute autre organisation, comporte des désavantages à côté de ses avantages. Le fait que, dans quelques cas, les désavantages priment, ne peut encore justifier une interdiction générale. Pour lutter contre des abus, il suffit d'une loi édictée en vertu de la disposition constitutionnelle actuelle.

Au reste, il ne convient pas de rendre d'emblée la puissance des associations responsable d'évolutions économiques défavorables. C'est ainsi qu'une hausse inflatoire des prix n'est pas provoquée par les associations, mais bien par l'évolution de la conjoncture. Divers groupements économiques ont même essayé de s'opposer à cette évolution; on rappellera les accords déjà mentionnés qui sont conclus par les banques sur l'octroi de crédits de construction (accords qui constituent, pour le dire en passant, un exemple de limitations de la concurrence souhaitables dans l'intérêt de l'ensemble de notre économie).

3. L'initiative comporte, en sus des imprécisions mentionnées, quelques graves défauts. Ainsi l'interdiction des limitations de concurrence atteindrait en premier lieu des cartels groupant un grand nombre d'affiliés ou ayant une organisation développée, dont l'existence ne pourrait passer inaperçue.

En revanche, des ententes sans forme déterminée conclues entre un nombre très limité d'entrepreneurs pourraient plus facilement être tenues secrètes.

Dans des branches économiques où ne travaillent qu'un petit nombre d'entreprises, il serait plus aisé de combiner les participations financières de telle manière qu'il ne soit
pas toujours possible de prouver que les intéressés cherchent à s'assurer un monopole; on arriverait ainsi à éluder l'interdiction. L'initiative populaire atteindrait donc surtout l'artisanat et la petite industrie, alors que les entreprises plus importantes de l'industrie et du commerce pourraient plus aisément s'y soustraire. Il serait injuste et incompréhensible d'en arriver là.

En ce qui concerne la réglementation des conditions de travail, il convient de reconnaître avec les auteurs de l'initiative que les contrats collectifs de travail doivent rester licites. Mais, d'autre part, en voulant prévoir l'interdiction de toute autre limitation de la concurrence, on mettrait

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dans une situation difficile les branches de l'activité où les salaires jouent un grand rôle dans les frais de production. Les prix des entrepreneurs se trouveraient complètement exposés à la pression de la concurrence au contraire des salaires, qui constituent un élément important du calcul des pris de revient. A la longue, ce fait ne resterait pas sans doute sans exercer d'influence sur la politique suivie en matière de salaires.

D'autres exceptions à l'interdiction des limitations de la concurrence pourraient être statuées, d'après le 4e alinéa du texte de l'initiative, si elles étaient justifiées par l'intérêt économique et social du pays. L'initiative prescrit pour cela la voie de la législation ; on peut se demander, à ce sujet, si cela doit signifier, de manière générale, qu'il appartient à la législation fédérale de régler les exceptions ou si chaque cas de limitation licite de la concurrence devrait être mentionné dans la loi elle-même. Bien que le texte de l'initiative n'apporte aucune clarté à cet égard, il semble que les auteurs pensent plutôt à des exceptions générales. Au reste, seules des exceptions générales pourraient pratiquement entrer en considération, car il serait impossible de désigner concrètement les limitations licites, déjà pour la simple raison qu'à l'instar de toutes les circonstances économiques ces limitations sont soumises à de continuels changements, que le législateur ne peut prévoir en particulier.

Par ailleurs, il serait extrêmement diflicile de déterminer les limitations licites de la concurrence. En effet, chaque exception constituerait une brèche faite dans le principe général et devrait être statuée avec la plus grande prudence afin qu'elle ne constitue pas un précédent entraînant d'autres exceptions. Les délibérations relatives à la loi allemande sur les cartels.montrent que l'établissement de dispositions réglant de telles exceptions pose des problèmes difficiles à résoudre. Il en irait autrement pour une loi sur les cartels édictée en vertu de l'article 3lois de la constitution.

En effet, il est moins difficile de délimiter des abus manifestes que de prévoir des exceptions à une défense générale. De telles exceptions apparaîtraient en outre comme un privilège aux milieux économiques qui n'en bénéficieraient pas. De même, il est beaucoup plus facile
d'instituer des mesures de caractère général telles que, par exemple, un registre des cartels, que d'instaurer une réglementation légale du genre de celle que propose l'initiative.

Une insécurité juridique très lourde de conséquences résulterait également, en cas d'acceptation de l'initiative, du fait que la notion de limitation de la concurrence est très extensible. Un champ extraordinairement vaste serait donc laissé à l'interprétation, ce qui créerait une situation insupportable, surtout eu égard aux conséquences pénales des infractions à l'interdiction. Le monde des affaires doit savoir exactement quels mesures et accords sont en particulier punissables. Le principe fixé à l'article premier du code pénal suisse, à savoir que nul ne peut être puni s'il n'a commis un

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acte expressément réprimé par la loi, exige que l'acte punissable soit nettement déterminé. Or l'initiative ne satisfait pas à cette exigence.

4. Un contre-projet ne devrait être opposé à l'initiative que si la disposition actuelle de l'article 31 bis de la constitution était considérée comme insuffisante. Or cette disposition suffit pour établir une législation destinée à réprimer des abus. Elle mentionne, en sus des cartels, les «groupements analogues», terme sous lequel il faut également comprendre d'autres puissances économiques (le plus souvent désignées avec quelque imprécision sous le terme de «trusts»), si l'on s'en rapporte à la genèse de la disposition et au but poursuivi par le législateur. Si cette conception est partagée par divers auteurs, les termes de la constitution ne précisent pas, il est vrai, dans quelle mesure d'autres puissances économiques peuvent être comprises, outre les cartels, dans la définition donnée. Cette question n'a pas toutefois besoin d'être examinée de plus près, car une réglementation légale prévoyant à l'égard de pareilles puissances économiques des mesures radicales telles que suppression des grandes entreprises et konzerns, n'entre pas en considération pour la Suisse. En revanche, il est possible, en ce qui concerne l'attitude de ces puissances économiques à l'égard de tiers (boycott par ex.) d'établir en vertu de l'article 64 de la constitution une réglementation de droit civil qui puisse aller au-delà des limites de l'article 31 bis et comprendre sans aucun doute les puissances économiques de tout genre.

Nous désirons donc nous abstenir de présenter un contre-projet, qui ne servirait du reste qu'à préciser la disposition constitutionnelle existante.

VI. REMARQUES TOUCHANT LA LÉGISLATION SUR LES CARTELS 1. Même si l'initiative est inacceptable, on doit se demander s'il y aurait lieu d'édicter une loi sur les cartels, qui se fonderait sur l'article 3lois de la constitution. Des travaux destinés à élucider cette question avaient été entrepris avant que la présente initiative ait été lancée. Comme nous l'avons relevé au début, la commission fédérale d'étude des prix a été chargée d'élaborer un rapport de caractère général qui doit se prononcer sur le degré de développement des cartels et leur rôle dans l'économie suisse, ainsi que sur leurs effets favorables
et défavorables. Ce rapport, qui paraîtra ce printemps, est considéré comme devant servir de base de discussion en vue de l'établissement d'une législation sur les cartels.

Il ne saurait être question, dans les limites de ce rapport, de s'exprimer de manière détaillée sur l'opportunité d'édicter une loi sur les cartels.

Néanmoins, les chambres et les citoyens voudront avoir, avant de se prononcer sur l'initiative, un aperçu des possibilités qui s'offrent. Nous sommes d'avis que des prescriptions légales devraient être établies, sous une forme ou sous une autre; c'est pourquoi une commission d'experts chargée d'éla-

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borer des propositions de réglementation légale devra être constituée dès que le rapport de la commission d'étude des prix aura été publié. Pour des raisons d'ordre chronologique, il est impossible de présenter un projet de loi aux chambres avant que l'initiative soit traitée. En vertu de l'article 8 de la loi du 27 janvier 1892/5 octobre 1950, les chambres doivent, lorsque la demande de revision partielle est présentée sous la forme d'un projet rédigé de toutes pièces, traiter cette demande dans les trois ans dès le dépôt de l'initiative. Pour la présente initiative, le délai expire le 2 février 1958, de telle sorte que le temps manque pour faire un travail législatif approfondi tout en traitant l'initiative. A cela s'ajoute qu'il s'agit d'une matière très difficile à réglementer et que les cantons et les organisations économiques intéressées doivent être consultés.

2. En principe, deux possibilités s'offrent pour une réglementation légale : une interdiction des cartels ou des mesures contre les abus dans le système des cartels. Une législation fondée sur le principe de l'interdiction viserait, comme le demande l'initiative, à interdire les cartels tout en admettant certaines exceptions à l'interdiction. En revanche, la législation tendant à combattre les abus laisserait en principe subsister les cartels mais chercherait à lutter contre leurs abus. L'article Zlbis, 3e alinéa, lettre d, de la constitution prévoit des dispositions «pour remédier aux conséquences nuisibles, d'ordre économique ou social, des cartels ou des groupements analogues». Il se place ainsi nettement sur le terrain de la lutte contre les abus de la puissance économique. Cela ressort en outre de sa genèse. H fournit tous les moyens de lutter contre les conséquences nuisibles d'ordre économique ou social de ces groupements, même en s'écartant du principe de la liberté du commerce et de l'industrie si cela se révèle nécessaire. La réglementation légale reposant sur l'article Slbis aurait le caractère de dispositions de droit public du fait qu'une surveillance des cartels serait établie et qu'il serait par exemple possible de prévoir l'institution d'un registre des cartels, des enquêtes officielles, ainsi que l'approbation, voir l'interdiction de certaines ententes. Les expériences faites à l'étranger ne sont pas telles qu'elles
invitent à adopter une législation qui recoure à des moyens radicaux et entraîne une dispendieuse activité administrative. Mais des moyens moins radicaux, tels que par exemple l'établissement d'un registre des cartels, qui assure une certaine publicité à la constitution de cartels, peuvent déjà prévenir des abus. Il s'agira d'examiner de plus près, lors de l'élaboration d'une loi sur les cartels, quelles mesures de droit public entreraient en considération pour la Suisse.

3. L'article Slbis n'est toutefois pas la seule disposition constitutionnelle sur laquelle il soit possible de fonder des prescriptions sur les cartels.

Si l'on fait abstraction des attributions peu importantes conférées à cet égard à la Confédération en ce qui concerne le régime du blé (art. 23 ois: sauvegarde des intérêts des. consommateurs) et l'utilisation des forces

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hydrauliques (art. 24öis: sauvegarde de l'intérêt public), il convient surtout de mentionner le pouvoir qu'elle a de légiférer en matière de droit civil et de droit pénal (art. 64 et Qibis). Le droit civil et le droit pénal établis offrent déjà la possibilité d'établir des prescriptions qui visent certaines mesures des cartels communément considérées comme inadmissibles. Il s'agit notamment de la protection de la personnalité dans le domaine de la concurrence économique (cf. art. 27 et 28 CC). C'est sur cette base que se fonde la pratique suivie par les tribunaux suisses dans les affaires de cartels et de boycott. Cette pratique, fondée sur des normes générales de droit civil, a pris naissance un demi-siècle avant l'entrée en vigueur de l'article 3lbia, II serait concevable que, développant la pratique judiciaire, le législateur établisse des prescriptions sur les rapports internes des membres du cartel, comme aussi, notamment, sur les mesures prises à l'égard des outsiders (boycott). Une réglementation de droit civil pourrait aller audelà des limites fixées par l'article Slbia, dans la mesure où elle serait applicable non seulement aux cartels et groupements analogues mais aussi aux autres formes de limitation de la concurrence. S'agissant d'une réglementation de droit civil, il ne serait en outre pas nécessaire d'apporter la preuve de conséquences nuisibles d'ordre économique ou social. Par ailleurs, les dispositions légales ne deviendraient efficaces qu'au moment où un membre du cartel ou un outsider serait lésé dans ses droits et porterait plainte. Quant à savoir si la législation sur les cartels doit avoir plutôt le caractère d'une réglementation de droit public ou plutôt celui d'une réglementation de droit privé, la question attend encore une réponse. Une loi sur la matière pourrait en tout cas s'appuyer aussi bien sur l'article 31 bis que sur l'article 64 de la constitution.

Le législateur aurait également à examiner dans quelle mesure il est licite que la juridiction ordinaire soit supplantée par la juridiction instituée par les associations économiques. Les conflits d'ordre interne survenant entre les membres d'un cartel sont actuellement tranchés par les tribunaux arbitraux; les possibilités que l'affaire soit revue par un tribunal ordinaire sont très limitées. En raison de l'importance
que peuvent avoir de tels conflits, il y aurait lieu d'examiner si l'on ne devrait pas permettre d'emblée de recourir contre la décision de tribunaux arbitraux auprès des tribunaux ordinaires.

4. D'après l'idée qui est à la base de l'initiative, la libre concurrence devrait pouvoir s'exercer dans une plus large mesure qu'aujourd'hui. En effet, il est désirable que les entrepreneurs ne soient pas trop fortement liés par des limitations rigides de la concurrence. Or cela dépendra souvent de l'existence d'une concurrence suffisamment vive exercée par des outsiders. Lorsque cette concurrence existe, les membres du cartel veillent eux-mêmes à ce que l'organisation de leur cartel ne s'engourdisse pas,

381 sinon la concurrence des outsiders deviendrait trop dangereuse. On en arrive ainsi à un correctif qui se crée spontanément pour des raisons procédant de la nature des échanges économiques. Cette précieuse possibilité est toutefois exclue lorsque le cartel arrive, par un contrat lui assurant l'exclusivité, à éliminer toute concurrence du marché. Mais il est intolérable que l'accès à une activité économique se trouve complètement sous le contrôle d'ententes privées. C'est pourquoi l'Etat devrait avant tout veiller à ce que les tentatives de s'assurer un tel contrôle soient réfrénées, afin de laisser de nouveau agir les forces de la concurrence. Il convient en particulier d'examiner dans quelle mesure l'emploi de la force collective (boycott, lock-out) par des groupements privés doit rester licite. Le Tribunal fédéral a développé à cet égard une pratique intéressante ; son dernier jugement intervenu dans une affaire de boycott (ATF 82, II, 292) mérite une attention toute spéciale. Nous pensons pouvoir dire déjà aujourd'hui que la limitation apportée à l'emploi de moyens collectifs de coercition constitue un point de départ important pour l'établissement d'une législation sur les cartels. Les milieux scientifiques attribuent également de plus en plus une grande importance à une réglementation de ce genre. Celle-ci aurait le double avantage d'être d'application simple et de ne pas exiger d'appareil administratif. Elle serait dans la tradition du droit suisse, telle qu'elle s'est développée dans la législation et la jurisprudence.

En conclusion, nous retenons qu'en exigeant l'interdiction de principe des limitations de la concurrence, l'initiative dépasse de beaucoup le but qu'il feut poursuivre en l'occurrence, et que son adoption aurait de lourdes conséquences pour l'économie suisse. Elle est au demeurant superflue, puisque la constitution contient déjà une disposition qui permet de lutter contre les conséquences nuisibles des cartels et que des prescriptions sur les limitations de la concurrence peuvent également être établies en vertu de la compétence civile de la Confédération. Pour cette raison, il n'est pas nécessaire non plus de présenter de contre-projet à l'initiative.

Vu ce qui précède, nous vous proposons de vous prononcer contre l'initiative sans présenter de contre-propositions et de
la soumettre au vote du peuple et des cantons, conformément au projet d'arrêté ci-joint, en leur proposant de la rejeter.

Veuillez, Monsieur le Président et Messieurs, agréer les assurances de notre haute considération.

Berne, le 8 février 1957.

Au nom du Conseil fédéral suisse : Le, vice-président, Holenstein Le chancelier de la Confédération, Ch. Oser 11479 Feuille fédérale. 109e année. Vol. I.

27

382 (Projet)

ARRÊTÉ FÉDÉRAL BUT

l'initiative populaire contre l'abus de la puissance économique

L'Assemblée fédérale de la Confédération suisse, vu l'initiative populaire du 3 février 1955 contre l'abus de la puissance économique ; vu le rapport du Conseil fédéral du 8 février 1957 ; vu l'article 121, 6e alinéa, de la constitution et les articles 8 et suivants de la loi du 27 janvier 1892/5 octobre 1950 concernant le mode de procéder pour les demandes d'initiative populaire et les votations relatives à la revision de la constitution fédérale, arrête: Article premier L'initiative contre l'abus de la puissance économique du 3 février 1955 sera soumise au vote du peuple et des cantons.

Cette demande a la teneur suivante :] Les soussignés, citoyens suisses jouissant des droits civiques, requièrent par voie d'initiative populaire l'insertion dans la constitution fédérale d'un article 33 fris, conçu comme il suit: Art. 33bis C. F.

1 Protection Les citoyens sont protégés contre lea atteintes portées à leurs du citoyen libertés dans le domaine du commerce et de l'industrie par l'abus de la puissance économique privée.

1 Contre lea Sont illicites toutes les mesures et accords d'entreprises, d'orabus et lea ganisations ou de personnes individuelles, destinées à limiter la concurcontraintes rence, à créer des monopoles ou des situations analogues, ou à obtenir d'ordre économique des avantages excessifs au détriment du consommateur.

Exceptions * Les ententes des salariés entre eux ou avec des employeurs pour la sauvegarde du salaire et des conditions de travail ne tombent pas sous le coup de cette disposition.

* D'autres exceptions, si elles sont justifiées par l'intérêt économique et social du pays, peuvent être statuées par la voie de la législation soumise au référendum facultatif.

383 Sanctions

5

La législation fédérale détermine les sanctions applicables en cas de contravention à la disposition de l'alinéa 2.

Dispositions transitoires Le présent article constitutionnel entrera en vigueur deux ans après son adoption par le peuple et les cantons.

Tant qu'il n'aura pas été légiféré, en application de l'alinéa 5, les sanctions civiles et pénales prévues par la loi fédérale sur la concurrence déloyale seront applicables.

Art. 2 Le peuple et les cantons sont invités à rejeter l'initiative.

Art. 3 Le Conseil fédéral est chargé d'assurer l'exécution du présent arrêté.

11479

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RAPPORT du Conseil fédéral à l'Assemblée fédérale sur l'initiative populaire contre l'abus de la puissance économique (Du 8 février 1957)

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Jahr

1957

Année Anno Band

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07

Cahier Numero Geschäftsnummer

7301

Numéro d'affaire Numero dell'oggetto Datum

14.02.1957

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356-383

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10 094 562

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